
Il était une fois une princesse qui, comme toutes les vraies princesses, vivait dans un château. Mais là s'arrête la ressemblance. Le château de la princesse était sombre, humide et mourant. Depuis plusieurs années déjà, la princesse vivait dans la grisaille d'un interminable automne sans éclat, sans lustre. Seule la pluie, lourde et monotone, visitait parfois son royaume.
Il faut dire qu'il n’en avait pas toujours été ainsi. Du moins la princesse croyait-elle se souvenir d'une époque lointaine où la pluie était une visiteuse agréable, enjouée, qu’elle accueillait avec plaisir. Elle adoucissait la hardiesse du soleil ; elle caressait de sa fraîche écharpe le visage brûlant de son enfance. Parfois même, dans les nuits noires sans étoiles, la pluie martelait une envoûtante chanson contre les murs et le toit du château. En ce temps-là, les saisons elles-mêmes alternaient. Chacune demeurait juste le temps qu'il fallait pour qu'elle en jouisse pleinement, et chacune poursuivait sa route avant qu'elle ne la trouve trop longue.
Mais un matin, à son réveil, la princesse sentit que quelque chose avait changé. Le soleil avait abandonné le château. L'automne s'était installé, sans fin, un automne gris qui ne laissait même plus espérer l'hiver.
Tout avait commencé le jour où le ruisseau se tut, ne sachant plus rire, l'ayant, semble-t-il, oublié. Sans que personne n'y puisse rien, sans même que personne ne s'en aperçoive, le ruisseau était tombé gravement malade. Certes, au tout début, la princesse avait remarqué qu’il coulait moins rapidement. Cette année-là, le printemps ne l’avait pas gonflé, comme à l’accoutumée... Mais ça s’arrangerait bien tout seul. Après tout, c’est une chose qui arrive, dans la vie d’un ruisseau.
Or, cet été-là, les arbres qui habitaient son rivage n'abritèrent que quelques rares oiseaux de passage. Les abords du ruisseau se firent de plus en plus silencieux. Peu d'arbres survécurent à l’hiver glacial qui suivit. Au printemps, le ruisseau refusait de quitter son lit. C'est à peine si son dos frissonnait lorsqu'un vent perdu, ou plus aventureux, arrêtait le saluer. Et maintenant, il n'était plus qu'un mince et faible cours d'eau boueux, dans lequel ne vivait aucun poisson.
Le plus étrange, c’est que la princesse se mit à dépérir en même temps que son ruisseau. Tout d'abord, discrètement, imperceptiblement. Puis, leur sort ne fit plus qu'un. Les premiers temps, dès qu'elle en avait le loisir, elle soignait son ruisseau. Elle nettoyait ses rives, enlevait les obstacles sur son chemin, creusait son lit. Elle s'était même fâchée contre lui, et l'avait sermonné, longuement. En vain. Le temps passait. La princesse pâlissait et perdait son éclat. Elle ne savait plus rire, ni chanter. Elle comprit alors que, comme son ruisseau, elle aussi était malade, et qu'elle se mourait. Elle vint alors de plus en plus souvent tenir compagnie à son ruisseau, s'asseoir sur ses bords, marcher à ses côtés. Elle écoutait sa plainte, et y reconnaissait l'écho d’une douleur qui surgissait en elle.
Elle apprit ainsi que son ruisseau était tombé malade à la suite d'une entente intervenue entre elle et son voisin, le roi. Pour protéger ses terres des crues imprévisibles et dévastatrices du ruisseau, le roi avait érigé une muraille entre leurs deux royaumes. Ni le roi ni la princesse n'avaient prévu que, mystérieusement, le ruisseau ne trouverait d'autre lieu où déverser ses eaux. Faute de cet espace vital, il avait réprimé ses élans. Mais depuis, il dépérissait de ne pas couler librement.
Après cette découverte, la princesse alla trouver le roi, et le mit au courant de la situation. Le roi, qui affectionnait la princesse, vit tout de suite que quelque chose n'allait pas. La princesse avait maigri. Quelque mal intérieur semblait la ronger, et la vidait de ses forces. Mais que faire? Il n’était plus possible de laisser le ruisseau courir à sa guise, et dévaster ses terres. Pas question, non plus, de laisser mourir la princesse et son ruisseau. Le roi était un homme très bon. Il promit d'y réfléchir, très sérieusement, et de demander leur avis à ses conseillers. La princesse savait qu'elle pouvait compter sur lui. Elle retourna chez elle, le coeur un peu moins lourd.
Quelques jours plus tard, le roi vint visiter la princesse, et lui soumit son projet. Si le ruisseau acceptait de contenir ses crues, le roi ouvrirait une brèche dans la muraille, et il lui accorderait un droit de passage sur ses terres. Mais finis les débordements, les sursauts d'impétuosité qui saccageaient tout ! Le ruisseau devrait accepter de couler paisiblement sur les terres du roi, sans quitter le sentier qu'il lui aménagerait. Évidemment, hors de ses terres, il pourrait agir comme bon lui semblerait.
Le projet plut à la princesse. Oh, ce ne serait pas la vie insouciante et libre dont un ruisseau pouvait rêver ! Mais au moins son ruisseau aurait l'occasion de reprendre vie, de revoir d’autres cieux. Peut-être même le soleil reviendrait-il alors dans son royaume ? Et qui sait ? Au-delà des terres du roi, une nouvelle vie attendait peut-être le ruisseau, et compenserait les sacrifices auxquels elle lui demanderait de consentir, pour garantir leur survie... Le ruisseau promit de se soumettre, et de respecter les conditions du roi. Et il se mit à espérer.
Et la princesse reprenait vie, en même temps que son ruisseau. Déjà les couleurs refaisaient surface sur son visage. Elle se promenait très souvent avec son ruisseau, et tous deux rêvaient de journées ensoleillées, d'eau limpide, de cascades joyeuses.
Vint enfin le grand jour. Une fois terminée l'aménagement du sillon qui traversait ses terres, le roi creusa une ouverture dans la muraille. Lentement, le ruisseau gonflait ses eaux. A l'invitation du roi et de la princesse, il s'engageait dans la fente. L'espace, les champs, le soleil, les oiseaux, le sable : une nouvelle vie l'attendait de l'autre côté du mur, qui l'attirait profondément. Après tout, couler, c'est toute la vie d'un ruisseau ! Il se lova un long moment dans la chaleur des roches, et s'ouvrit à la lumière depuis longtemps perdue.
Mais, au-delà de la muraille, le ruisseau ne sentit pas la terre fraîche qu'il convoitait. De l'autre côté du mur, son eau était recueillie dans un sillon froid, dur, et lisse: le sillon était en ciment. Et c'est ainsi que le ruisseau devint canal... Mais où était le contact vivifiant avec la terre ? Sans roches à contourner, sans racines à abreuver, sans sable à transporter, sans poisson à nourrir, que vaut la vie d'un ruisseau ? Un ruisseau qui n’irrigue aucun sol, est une eau inutile, et morte. Et le ruisseau qui avait espéré revivre, sentait sourdre en lui un désespoir sans fond.
Il réprima facilement les premiers sursauts de révolte. Ce n'était pas par méchanceté que le roi l'avait condamné à vivre enfermé dans ce canal de ciment. Il lui faudrait en prendre son parti. Le roi était bon, et il n'avait pu faire autrement.
En effet, le royaume du roi était une terre hospitalière. Le soleil y régnait sans tyrannie, les nuits y étaient agréables, et les saisons clémentes. Tout y était prévu, ordonné, agencé avec goût. Le désordre y avait une place, et avait été intégré à l'ensemble de façon harmonieuse. Même le caprice y était organisé de belle façon.
Quant au roi, c'était un homme juste, qui était fort apprécié de tous. Il était simple, avec grands et petits, et semblait infatigable à la tâche. Ses journées étaient occupées à l'administration de ses terres et de ses gens. Toujours présent et disponible, il conseillait avec douceur ceux qui venaient à lui. Tous savaient que leur roi était prêt à leur venir en aide, et qu'il trancherait leurs différents avec équité. Il se promenait avec fierté sur ses terres, et son regard était bienveillant. Calme, paisible, souvent enjoué, il régnait sur son royaume depuis longtemps, et tous répétaient que jamais royaume n'avait eu meilleur roi.
Et pourtant... Une longue habitude du royaume laissait deviner d'imperceptibles nuages. Sans que personne n'y puisse rien, dans ce royaume fait d'ordre et d'équilibre, où tous avaient suffisamment pour être heureux, ni le roi ni ses sujets n’étaient vraiment comblés. Il y manquait quelque chose. Parfois, le roi paraissait inquiet, triste, songeur. Plus que tous les autres, il ressentait profondément ce malaise sourd et sans raison qui fondait sur tous, certains jours où pourtant le soleil était radieux, et où le vent soufflait paisiblement sur les champs toujours fertiles. Mais peut-être était-ce là la condition normale de tous les royaumes. Personne ne s’en plaignait vraiment. Il en avait toujours été ainsi, de mémoire d'homme. Et comme la vie était tout de même fort agréable dans le royaume, chacun haussait finalement les épaules. Seul le roi s'inquiétait, et semblait miné...
Quelques années plus tôt, le ruisseau avait été à l'origine de nombreux ennuis, par ses sursauts et ses débordements imprévus. Or, sur les terres du roi, il ne manquait jamais d'eau, car le roi commandait à toute l'eau de son royaume. Il avait apprivoisé les rivières, et les sources ne coulaient que pour répondre aux besoins du moment. Seul le ruisseau était demeuré indomptable. Et les terres du roi n’avaient nul besoin de ce surplus d'eau, qui n’apportait qu'inondation et dégâts.
Parfois, le roi se promenait avec la princesse. Celle-ci le menait sur les bords de son ruisseau. Le roi jetait alors un coup d'oeil attentif au ruisseau, et compatissait à sa douleur. Une fois même, il avait trempé ses mains dans l'eau claire et fraîche. Il la trouvait douce et bonne à regarder. Le ruisseau respirait mieux, lorsqu'il sentait le plaisir du roi. Mais il se rappelait aussitôt que le roi n’avait nul besoin de lui. À quoi pourrait lui servir un ruisseau qui n'était toléré qu'à la condition de traverser ses terres sans s'y mêler, sans s'infiltrer en elles ? Ici, le ruisseau serait toujours de trop...
Et la princesse se maquillait, pour cacher sa pâleur. Comme son ruisseau, elle survivait, mais sans élan. Elle ne pouvait demander davantage au roi. Que lui demander, d'ailleurs ? Malgré son empire sur les eaux de son royaume, il ignorait tout des ruisseaux. Surtout qu'ils sont vivants... Il avait, malgré cela, accordé asile à son ruisseau, et avait creusé pour lui ce sillon. Ce n'était pas de sa faute si le ruisseau se sentait emprisonné dans les limites qui lui étaient fixées. Que pouvait faire le roi d'un ruisseau qui, non content de couler sous le soleil, exigeait d'être utile, et rêvait de devenir eau vive ?
Le soir, la princesse écoutait silencieusement la complainte de son ruisseau, lorsque seules la lune et les étoiles partageaient sa peine. Et c'était pour elle une torture de ne pouvoir le soulager.
Un jour qu'elle était triste, affligée et accablée de la souffrance de son ruisseau, la princesse alla se promener sur les terres du roi. Elle s'engagea au hasard dans un chemin qu'elle ne connaissait pas, et marcha longuement. Perdue dans sa douleur, elle avançait sans regarder, sans voir où elle allait. Lorsque son chemin se fit trop difficile, elle réalisa à sa grande surprise qu'elle était dans une forêt sombre, sauvage, où elle ne progressait qu'avec peine. Avait-elle quitté les terres du roi ? Jamais personne ne lui avait parlé de cette forêt non entretenue. Il était impensable qu'un tel lieu pût encore exister, dans le royaume de son voisin.
À force d'efforts patients et tenaces, la princesse traversa la forêt et déboucha sur une clairière aride, désertique. À perte de vue, il n'y avait que terre morte, où ne soufflait aucun vent, où rien ne poussait. Le soleil y brûlait tout. Quelques rivières avaient déjà vécu, ici : les cadavres depuis longtemps desséchés de leurs lits en témoignaient. Mais plus rien ne survivait, maintenant.
C’est alors qu'elle entendit un gémissement sourd. Et elle aperçut son ruisseau. Il s'était fait une route à travers la forêt, et venait inlassablement se jeter sur les bords de ce désert, mince filet d'eau écorché par la chaleur torride, et par le soleil de feu.
« Je veux donner vie à cet endroit », lui dit son ruisseau. « Peut-être qu'à la longue, quelque chose naîtra ici, qui réjouira le coeur du roi. Peut-être alors pourra-t-il vraiment m'accueillir. Et moi, je serai enfin un ruisseau vivant, qui porte fruit, qui arrose, qui nourrit... »
La princesse le supplia d'abandonner ce lieu où la mort semblait la seule issue. Mais il lui répliqua qu'ici était sa place, et qu'il ne partirait pas. Ici il revivrait, ou il mourrait. Et la princesse dut le laisser. Elle retourna chez elle, attristée de cette tâche impossible qu'il s'était donnée. Elle revint dans son château, et se prépara à accueillir la mort qui lui viendrait en même temps qu'à son ruisseau.
Les semaines suivantes, la princesse demeura couchée. Elle était malade, fiévreuse, et semblait se vider de ses forces. Impuissants, les médecins du roi la voyaient mourir, sans rien y comprendre. Ils avouèrent leur incapacité à la soigner. Le roi vint tous les jours lui tenir compagnie. Il faisait tout en son pouvoir pour la soulager, et rendre plus agréables ses derniers jours. Parfois, la princesse ouvrait les yeux, et souriait tristement. Elle le remercia de son amitié. Mais, lui dit-elle, il n'y avait plus rien à faire... Elle sombra dans un sommeil étrange. Tous les efforts du roi pour l'en sortir furent inutiles.
Puis ses nuits se firent paisibles. Elle ne semblait plus tourmentée, déchirée ; la fièvre qui l'avait brûlée disparut. Elle revint à elle, et se remit à boire, à manger. Bientôt, elle put même se lever. Un matin, le roi la trouva souriante, débordante de joie. Elle lui fit bon accueil, et promit de tout lui expliquer, sous peu. Tandis que les forces revenaient à la princesse, le roi s'aperçut qu'il changeait, lui aussi. Ses épaules semblaient se décharger d'un fardeau dont il n'avait pourtant jamais pris conscience. Et son coeur devenait plus léger...
Un bon matin, la princesse lui parla de la forêt qu'elle avait traversée sur ses terres, et dont il ignorait l'existence. Elle lui demanda de l'y accompagner. Chemin faisant, le roi s'aperçut qu'elle était située au coeur même de son royaume. Comment avait-elle pu naître et croître ici, sans que jamais personne ne la rencontre ? On aurait dit que, pour se protéger du roi, la forêt s'était faite invisible à tous. Seule la princesse, guidée par la tendresse qui la liait à son ruisseau, y avait été acceptée. Elle était la seule à avoir vu cette clairière où il luttait pour donner vie au désert.
Cette fois-ci, la traversée de la forêt fut plus aisée. Elle était toujours aussi dense, mais elle semblait s'ouvrir d'elle-même devant le roi et la princesse. Elle les mena ainsi jusqu'à la clairière. Jamais paysage ne réjouit davantage le coeur de la princesse. Son ruisseau coulait paisiblement dans une vallée verdoyante. Des poissons jouaient dans ses eaux. Dans le bruissement des feuilles d'arbres, des oiseaux de toutes les couleurs mêlaient leur chant.
Et le ruisseau leur dit comment il avait vaincu le désert. Les premières semaines, il s'était épuisé à lutter contre le soleil. Puis, il comprit. Le soleil n'était pas son ennemi. L'affrontement ne servait à rien. Redonner vie à cet endroit constituait leur but commun. Et pour cela, ils avaient besoin l'un de l'autre. C'est alors que le ruisseau, pour la deuxième fois dans sa vie, abandonna la chaleur et la lumière du soleil. Mais cette fois-ci, il choisissait de le faire. Il lui fallait apprivoiser la noirceur de la terre. Il creusa le sol, et s'engouffra sous la terre brûlante. Lentement, il accumula ses eaux en un grand lac souterrain. En l'accueillant, la terre retrouva son humidité. Saturée d'eau en profondeur, elle réapprit à se protéger du soleil trop brûlant. Les premières vapeurs s'élevaient du sol. Comme un complice qui n'espérait que cela, le soleil prit plaisir à attirer à lui l'humidité neuve. Et la première pluie vint célébrer leurs retrouvailles, leur alliance fertile. Et le désert reculait devant eux.
Puis la princesse devint reine, aux côtés du roi. Le royaume trouva enfin la plénitude qui lui manquait, et le soleil revint au château de la princesse. Au coeur de leurs deux royaumes maintenant réunis, le ruisseau se répandit en un grand lac joyeux, où retentissaient les cris des ébats de leurs enfants. Et ils vécurent sereins, en paix avec la nature et les hommes, dirigeant leur royaume avec douceur et fermeté, jusqu'à un âge fort avancé. À leur demande, on les enterra, côte à côte, sur les bords de leur ruisseau.
C'était une radieuse journée d'automne. Et cette nuit-là, la pluie célébra dans tout l'univers, la légende d'un roi, d'une reine, et du ruisseau qui avait redonné vie à leur désert.
Carole Proulx, philosophe et maître praticienne en PNL